Ce ne sont pas des rustines qui changeront un projet de loi injuste et brutal (Les Echos / 6 Février 2023)

Publié le 09/02/2023

Dans une interview aux « Echos », le secrétaire général de la CFDT alerte sur le danger qu’il y aurait, pour l’exécutif, à ne pas entendre la mobilisation « pacifique » contre la réforme. Il réagit aussi aux déclarations d’Elisabeth Borne dans le « JDD » sur les carrières longues et l’index des seniors.

Carrières longues étendues jusqu’à 21 ans, sanctions financières renforcées sur l’index senior… La Première ministre a annoncé, dimanche dans le « JDD », « plusieurs concessions supplémentaires ». Qu’en pensez-vous ? Cela change-t-il votre jugement sur la réforme ?

Nous avons découvert ces annonces dans la presse, sans plus de précisions. La CFDT demande l’abaissement du seuil aux entreprises de plus de 50 salariés pour mettre en place les mesures seniors, encore faut-il que cela aille avec des négociations obligatoires et des contraintes financières… Est-ce le cas ? Le « bougé » sur les carrières longues est très compliqué à décrypter : va-t-on permettre à des salariés ayant cotisé 43 ans à partir de 20 ans de partir à la retraite (à quelles conditions ?), et continuer à demander aux salariés qui ont commencé avant, c’est-à-dire entre 16 et 18 ans, 44 ans de cotisation ? Ce serait profondément injuste. Et ce n’est pas du tout le sens de l’amendement LR.

A travers ces annonces, on voit bien que ce ne sont pas des rustines changeront un projet de loi injuste et brutal. Rien n’est annoncé pour exonérer les salariés nés en 1961et 1962 de la réforme. Il faut retirer le décalage de l’âge à 64 ans et rediscuter de ce projet de réforme par le bon bout : le travail.

Vous avez reproché à Elisabeth Borne un manque d’empathie. Elle vous répond que ce n’est pas « le rôle d’un leader syndical de porter des attaques personnelles ». La rupture est consommée entre vous ?

.../...., je parlais de ses propos ce soir-là. En effet, je ne crois pas qu’on réponde à des situations personnelles difficiles par des chiffres ! Il n’est en rien question de relations interpersonnelles .../.... Je ne comprends donc pas ses propos à mon égard dans le « JDD ».

Vous avez réussi vos deux journées de mobilisation. Mais manifestement, ça ne bouscule pas l’exécutif qui est à la recherche d’un compromis politique avec LR pour éviter le 49-3…

Je suis préoccupé. On a l’impression que c’est comme s’il ne s’était rien passé depuis début janvier, alors qu’on a un mouvement social d’une très grande ampleur .../... ce sont les travailleurs dans leur grande diversité qui défilent et disent leur refus de l’allongement de l’âge légale de la retraite. Il est en train de se passer quelque chose dont l’exécutif n’a pas conscience : il est face à un conflit du travail post-pandémique. .../...

Peut-être les mobilisations ne sont-elles pas suffisantes ?

Après tout, le 31 janvier, il n’y avait que quelques dizaines de milliers de manifestants de plus que lors du record du 12 octobre 2010, contre le passage de 60 à 62 ans…
Je vois la petite musique qui monte mais le 31janvier, on a été plus nombreux que n’importe quelle manifestation depuis le début des années 1990, et je prends les chiffres de la police. Le maximum de personnes dans la rue en France au moment du conflit des « gilets jaunes », c’était 284.000. La semaine dernière, on était à 1.270.000. .../... Et le gouvernement fait la sourde oreille. Quelle perspective trace l’exécutif d’un pays démocratique qui n’entend pas cette expression pacifique du rejet de sa réforme ?

Vous appelez à deux nouvelles journées de manifestations. Quel est votre objectif ? Et ne risquez-vous pas d’affaiblir l’ampleur des défilés ainsi ?

Il y aura un effet additionnel. On demande de nouveau aux salariés qui le peuvent d’aller manifester massivement le 7, tout en ayant conscience que cette troisième journée en semaine peut peser sur le pouvoir d’achat d’un certain nombre de travailleurs. Et on appelle aussi à défiler le 11, donc un samedi. Ce jour-là, on compte sur une mobilisation massive, familiale, détendue, festive pour dire non aux 64 ans. .../...

Comment concevez-vous votre rôle dans l’intersyndicale ?

On assume le fait qu’on est la première organisation syndicale mais on est dans le respect entre nous. .../....

Les députés qui entament ce lundi l’examen du texte n’ont pas dépassé l’article 2 en commission. Craignez-vous qu’il en soit de même en séance plénière ?

Je suis inquiet. L’obstruction n’est pas une solution, mais une impasse. Il faut absolument que la représentation nationale débatte de l’article 7 et donc du relèvement de l’âge légal à 64 ans, la mesure phare de la réforme, et que les députés se prononcent sur les amendements visant à la supprimer. Ne pas discuter des 64 ans traduirait une forme de déconnexion avec tous ceux qui manifestent et contestent cette réforme.

Tous les syndicats sont-ils sur cette ligne ?

Nous sommes plusieurs à essayer faire passer le message. Je rappelle qu’au début, on nous disait que l’opposition à la réforme dans le pays viendrait des partis politiques. Aujourd’hui, c’est l’intersyndicale qui structure cette opposition sociale aux 64 ans. .../...

S’arrêter à 63 ans en 2027 avec une clause de revoyure pourrait-il constituer un compromis acceptable, à même de calmer la tension sociale ?

Il semble que pour le gouvernement, ce n’est pas une solution acceptable et que cela n’en sera jamais une ! Plutôt que de coller des rustines alors que le système fuit de partout, pourquoi ne pas repartir sur de nouvelles bases, en commençant par se poser la question des mutations du travail ?

Avec un curseur à 63 ans, y aurait-il toujours plus de 1 million de personnes dans les rues ?

Je ne sais pas, mais nous, on continuerait de le dénoncer. Le problème, c’est que depuis le départ, la démarche est politique – le gouvernement
veut montrer qu’il réforme – avec des visées budgétaires qui dépassent les retraites. Il s’agit de lutter contre les déficits publics grâce à ce seul levier, après avoir renoncé à toute mesure fiscale et de taxation des très hauts revenus dans une période post-Covid qui, pourtant, justifierait qu’on les mette à contribution.

Le gouvernement insiste sur la nécessité financière de faire cette réforme pour préserver le régime par répartition…

Le premier argumentaire, c’était l’équité et la justice. La semaine d’après, c’était la recherche de l’équilibre, puis la défense du travail contre la paresse, et à nouveau les déficits aujourd’hui… La CFDT est d’accord pour dire qu’il y a un déficit à combler, on a d’ailleurs fait des propositions pour y parvenir, comme la hausse des cotisations pour les entreprises qui ne jouent pas le jeu sur l’emploi des seniors.

Mais le déséquilibre, comme le souligne le COR, ne menace pas la pérennité du système par répartition. .../...

Que pensez-vous du chantier sur le travail que le gouvernement a ouvert ?

La question du travail est au coeur des mobilisations. .../... Or la réponse qui est opposée par le gouvernement, ce sont des slides, des  courbes, la question de l’équilibre financier.

Depuis le début des discussions sur la réforme des retraites, nous avons dit qu’il fallait partir du travail parce qu’il a été totalement bousculé par le Covid. Nous avions proposé des assises du travail dès le mois de juin. On voit que le gouvernement a compris que parler des retraites, c’est aussi parler de travail, mais c’est un peu tard. Il aurait fallu faire ce travail en amont et aborder trois sujets : les questions de sens, de qualité de vie au travail et enfin de dialogue dans l’entreprise. La question de l’organisation du travail sur quatre jours pour une partie des travailleurs qui ne peut pas faire
de télétravail, elle peut-être posée.

Le gouvernement promet d’aller plus loin sur l’emploi des seniors. Que faudrait-il faire ?

La Première ministre l’a reconnu, il faut que l’index des seniors concerne les entreprises d’au moins 50 salariés et non pas d’au moins 300. Autrement, trop peu de salariés seraient couverts. Et pourquoi ne pas interroger la contribution des entreprises qui ne jouent pas le jeu sur l’emploi des
seniors ? Quand une entreprise publie un index montrant que sa politique d’emploi des seniors est défaillante, elle doit être obligée de négocier un accord sur le sujet. Si la négociation n’aboutit pas ou si son plan est inopérant, il faudra une sanction financière, possiblement dès l’année suivante…

L’exécutif renvoie la question des droits familiaux de retraite à plus tard…

C’est pourtant un très beau sujet mais qu’il aurait là encore fallu traiter en amont. Il y a une forme de défiance démocratique qui est installée dans notre pays. Expliquer aujourd’hui qu’il y a un problème sur les droits familiaux, des inégalités entre les femmes et hommes, mais dire que ces sujets doivent être traités après la réforme, ce n’est pas possible. C’est la démonstration qu’on fait d’abord une réforme des finances publiques avant de faire une réforme du travail et des retraites.

Est-ce que vous continuerez à mobiliser après le débat à l’Assemblée ?

Jusqu’au bout du débat parlementaire, la CFDT fera valoir ses positions. Cela ne finit pas à l’Assemblée car ensuite il y a le Sénat. Qui ne joue pas un rôle anecdotique, surtout pas sur ce texte-là. La question qu’on peut se poser, c’est de savoir si la logique du gouvernement est de faire passer le texte quoi qu’il en coûte socialement et en termes de ressentiment des travailleurs et travailleuses ou de mesurer qu’il se passe quelque chose dans le monde du travail et repartir d’un bon pied. Je ne ferai pas partie de ceux qui diront qu’une réforme de cette ampleur adoptée avec le 49.3, c’est antidémocratique, mais le gouvernement aurait tort de dire une fois le texte voté, le sujet est derrière nous.

Depuis 2013, le taux de syndicalisation baisse à nouveau et la pandémie n’a pas arrangé les choses. Pensez-vous que le conflit sur les retraites  puisse changer la donne ?

.../... c’est que depuis l’épidémie de Covid, le taux de confiance dans les organisations syndicales qui n’a cessé de progresser. Et quelle que soit l’issue au conflit sur la réforme des retraites, cela aura renforcé la confiance dans les organisations syndicales. Tout le monde nous annonçait comme mort. Eh bien, non. Cela se  voit à travers les chiffres d’adhésion à la CFDT, où nous en sommes à 10.000 sur le mois de janvier.

Pensez-vous trouver un accord avec le patronat sur le partage de la valeur ?

Je ne vais pas faire la négociation dans la presse, mais l’accord est encore loin d’être abouti. Nous ne voulons pas d’accord qui ne concernerait pas les petites entreprises. Mais on peut reconnaître que le patronat a fait des propositions innovantes. En tous les cas, c’est important dans le contexte du débat avec les retraites d’avoir cette négociation. Cela montre bien qu’on ne renonce pas à jouer notre rôle d’organisation syndicale qui cherche des accords et des compromis avec le patronat et le gouvernement. Mais sur ce sujet, le patronat doit aller plus loin.