Alain Chouraqui : “Nous sommes à un point de bascule” abonné

Directeur de recherche émérite au CNRS, président fondateur de la Fondation du camp des Milles – mémoire et éducation, Alain Chouraqui alerte sur les dangers qui pèsent aujourd’hui sur notre démocratie. Il appelle la majorité silencieuse à se mobiliser face aux extrémismes identitaires, qu’ils soient religieux ou nationalistes.

Par Jérôme Citron— Publié le 23/04/2019 à 09h28

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AChouraqui CMVous avez publié un Petit manuel de survie démocratique*. Sommes-nous si menacés que cela ?

Notre démocratie est en danger, il faut en prendre conscience. Quand je dis cela, je m’appuie sur plus de quinze années de travaux effectués par une large équipe pluridisciplinaire de chercheurs sur les mécanismes qui ont mené aux expériences tragiques de l’humanité. Ce sont les mêmes étapes qui ont, chaque fois, conduit vers le pire, toujours sous un régime autoritaire.
Sans aller jusqu’à cet extrême, il y a aujourd’hui un vrai risque de régime autoritaire en France. Nous sommes à un point de bascule, d’où la nécessité de se ressaisir.

Quels sont les signaux qui vous alertent ?

Nous assistons à une perte des repères, à des institutions démocratiques attaquées, à des crises et violences mal maîtrisées, à un rejet des élites intellectuelles, politiques ou syndicales. Ce sont exactement les critères que nous avons identifiés il y a déjà plusieurs années comme annonçant un possible basculement vers un régime autoritaire. L’histoire montre qu’une minorité peut faire basculer l’ensemble d’une société. Hitler n’accède au pouvoir qu’avec 33,1 % des voix puis les alliances et les violences ont fait le reste. On peut d’autant moins sous-estimer ce risque aujourd’hui lorsque l’on voit des extrémistes arriver au pouvoir, selon les mêmes mécanismes, dans plusieurs pays européens notamment.

Et la société française vous semble malade ?

La société française, comme d’autres, est déstabilisée par des changements rapides et une mondialisation insuffisamment régulée qui conduisent à des peurs et des crispations identitaires, nationalistes ou religieuses qui prennent en tenailles notre démocratie. Nous avons créé un indice pour mesurer cette situation et il apparaît un risque pour la démocratie multiplié par 3,5 depuis 1990. Quand la passion l’emporte sur la raison, quand l’identitaire l’emporte sur le social, une sorte de « lutte des races » vient souvent remplacer l’ancienne « lutte des classes ». Dans l’agressivité et la violence.

Vous liez antisémitisme et risque pour la démocratie ?

C’est l’histoire européenne qui a construit ce lien. Au point que l’antisémitisme est devenu un symptôme majeur et un « avertisseur d’incendie » d’une société déstabilisée. Les préjugés sur les juifs sont bien ancrés historiquement : rejet religieux au début du christianisme, rejet « racial » par les nazis, rejet « politique » sous les accusations contradictoires d’être judéo-bolcheviques ou judéo-capitalistes, complotisme d’aujourd’hui comme d’hier où un faux document fabriqué par la police tsariste et repris par les nazis leur prêtait une volonté de dominer le monde… Même l’assassinat de 6 millions de juifs n’a pas mis fin à ces délires.

Et à chaque crise, les juifs redeviennent des boucs émissaires pour une partie de la population, sur la base de préjugés aussi stupides que ceux qui concernent les Parisiens, les Bretons ou les Belges. Mais l’antisémitisme continue à assassiner des enfants à Toulouse ou des vieilles dames à Paris. Il dit toujours quelque chose de l’état de la société et des menaces contre les libertés de chacun. C’est pourquoi il a quelque chose de particulier par rapport à d’autres formes de racisme, toutes haïssables bien entendu. L’écrivain anticolonialiste martiniquais Frantz Fanon disait : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »

Face à ce constat peu réjouissant, vous appelez à la résistance. Qu’entendez-vous par là ?

Dans la situation inflammable que nous connaissons, chacun peut faire la différence, en positif comme en négatif. Résister, c’est ne pas laisser le terrain aux seuls extrémistes. C’est ne plus rien laisser passer, sur internet, en famille ou au travail, face aux discours racistes ou haineux.

La majorité silencieuse, qui n’est ni raciste ni extrémiste, doit se mobiliser, se manifester, rejoindre une association ou une organisation syndicale. Plus on attend, plus la résistance est difficile. Comme on le voit déjà dans d’autres pays européens. Chacun doit avoir en tête que l’impensable a été possible et que nos anciens n’étaient pourtant pas plus stupides que nous.

De 300 à 600 élèves visitent le camp des Milles chaque jour [lire ci-dessous]. Comment leur faites-vous…

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