Les cancers professionnels (Le Travailleur N°154 /MARS 2022)

Publié le 09/05/2022

La bataille contre les cancers professionnels ne peut être gagnée que si l’on tient compte d’un fait majeur, la longue période qui sépare l’exposition au risque et la survenue de la maladie, ayant pour conséquence que la situation actuelle est le reflet des conditions de travail passées et que les mesures de prévention prises actuellement ne pourront faire effet que beaucoup plus tard.

Une aiguille dans une botte de foin

Sur environ 670 000 décès par an en France, le cancer représente la première cause de mortalité, de l’ordre de 29 %. On dénombre environ 380 000 cancers, dont les plus fréquents sont : chez l’homme le cancer de la prostate, du poumon, du colon-rectum, tandis que chez la femme il s’agit du cancer du sein, du colon-rectum et du poumon. Le cancer du poumon est le plus meurtrier, suivi par le colon-rectum, le sein, la prostate.

L’importance des cancers professionnels fait débat, mais selon une estimation moyenne les cancers professionnels représentent 4 à 8,5 % des cancers, soit 14 000 à 30 000 nouveaux cas, avec 6 000 à 12 000 morts par an. Il est évident que, dans ce contexte, la tâche ne va pas être facile pour identifier un cancer d’origine professionnelle, sachant cependant que nous avons à notre disposition un certain nombre d’outils pour le faire et distinguer les facteurs professionnels des facteurs extraprofessionnels.

Car le débat sur les causes du cancer dépasse largement le problème de l’origine professionnelle, le poids des facteurs respectifs conditionnant les possibilités de prévention. Ainsi, le régime alimentaire interviendrait dans 35 % des cas, le tabagisme dans 30 % et l’alcool dans 10 %. Mais on conviendra que la prévention des cancers liés au mode de vie reste difficile. On peut être plus optimiste concernant les cancers professionnels dont la plupart ont pour origine un facteur chimique, sachant que des mesures appropriées peuvent être mises en place pour y remédier.

Dès lors, bien que ce ne soit pas facilité, il est légitime pour un.e salarié.e victime d’un cancer de s’interroger sur une origine professionnelle éventuelle de celui-ci, en suivant RAMAZZINI qui, en l’an 1700, conseillait aux médecins de s’enquérir du métier du malade.

Le cancer, au coeur de la vie

Tout d’abord, il convient de préciser en quoi consiste le mécanisme du cancer.

Le corps humain est constitué de plus de 100 milliards de cellules, la cellule étant donc l’unité fonctionnelle de la vie. Chaque cellule remplit sa mission par l’intermédiaire d’une série d’outils qu’elle fabrique, les protéines. La fabrication de chaque protéine se fait à partir d’informations contenues dans le gène qui lui correspond. Les gènes, au nombre d’environ 25 000, sont répartis dans la molécule d’ADN, qui est le support du programme génétique de l’individu.

La vie est liée au perpétuel renouvellement des cellules. Lors du processus de division cellulaire donnant naissance à 2 nouvelles cellules à partir d’une cellule « mère », il y a régulièrement des « ratés ». Le point critique se situe à l’étape de la copie de la molécule d’ADN lors de laquelle des erreurs se produisent.

Certes il existe des mécanismes de contrôle et des mécanismes de réparation, mais ceux-ci sont régulièrement pris en défaut. On parle alors de « mutations ». Seules les mutations intervenant sur la partie codante de l’ADN (constituée par les gènes) donnent lieu à conséquence. Le cancer est la conséquence de mutations au niveau de gènes particuliers, fortement impliqués dans la vie cellulaire. On les appelle les gènes du cancer.

Leur mutation va donner naissance à une cellule agressive qui va prendre le pas sur les cellules normales. La transformation d’une cellule normale en cellule cancéreuse est un processus lent, qui nécessite une série de mutations dans le temps de plusieurs gènes différents.

Les tableaux des maladies professionnelles répertorient un certain nombre de cancers

Le coeur du système de reconnaissance des maladies professionnelles en France est constitué par les tableaux des maladies professionnelles définissant les critères nécessaires mais suffisants pour que la maladie bénéficie de la présomption d’origine. Ainsi, pour un certain nombre de cancers, y sont définies les conditions d’exposition qui, si elles sont remplies, entraînent la reconnaissance.

Dès lors il est important de connaître les cancers qui font l’objet d’un tableau des maladies professionnelles, dont nous nous contenterons de citer les plus fréquents :

  • cancer du poumon lié à l’amiante (30 et 30 bis), mésothéliome lié à l’amiante (30),
  • cancer de l’ethmoïde lié aux poussières de bois (47),
  • cancers du sang liés au benzène (4),
  • cancer de la vessie lié aux goudrons de houille (16 bis) et aux amines aromatiques (15 ter),
  • cancer de la peau lié aux goudrons de houille (16 bis) et aux dérivés de pétrole (36 bis) …

Le cancer le plus récemment reconnu en maladie professionnelle est le cancer du rein, en lien avec une exposition au trichloroéthylène (tableau n°101).

Pour mener à bien sa recherche, la victime dispose d’un document essentiel qui est la brochure INRS ED 835 disponible sur internet et mise à jour régulièrement. Elle comporte deux points d’entrée, l’un par pathologies et l’autre par agents en cause. Malgré l’existence des tableaux concernant les cancers professionnels, on s’accorde à dire qu’il existe une sousreconnaissance en maladies professionnelles, de l’ordre de 1 700 à 1 800 par an, dont 80 % sont liés à l’amiante (cancer du poumon et mésothéliome). Une des principales raisons de cette situation, c’est le désintérêt ou la méconnaissance des professionnels en charge, négligeant d’informer les victimes.

Les cancers professionnels hors tableau

La création de nouveaux tableaux de maladies professionnelles est possible en fonction des données de la littérature, mais les consensus au niveau institutionnel sont difficiles en raison de la position des employeurs qui, dans l’ensemble, ne veulent rien lâcher.

Il existe une possibilité de faire reconnaître en maladie professionnelle un cancer professionnel hors tableau par une procédure complémentaire où le dossier est soumis à un Comité Régional de Reconnaissances des Maladies Professionnelles (CRRMP), avec la nécessité de prouver un lien direct et essentiel entre la maladie et le travail effectué auparavant.

Pour cela, il convient d’apporter deux sortes de preuves, d’une part des données épidémiologiques faisant état d’un lien entre le cancer et l’exposition incriminée et, d’autre part, des données sur l’importance de l’exposition. Mais la tâche n’est pas facile, car dans l’ensemble les CRRMP sont extrêmement frileux, même quand les données sont évidentes. Il existe un outil précieux fourni par le Centre International de Recherche contre le Cancer (CIRC), émanation de l’OMS, qui produit régulièrement des données concernant tous les cancérogènes et leurs cibles.

A partir de ces données est construite une classification régulièrement revue et qui distingue pour chaque cible les cancérogènes avérés pour l’homme (groupe 1) et les cancérogènes probables (groupe 2 A). La liste est disponible sur Internet.

Selon le classement en cancérogène avéré (preuves suffisantes) ou en cancérogène probable (preuves limitées), il sera plus ou moins facile de faire la démonstration. Ainsi pour les cancers auxquels nous avons à faire régulièrement (la liste est non exhaustive) : le cancer du larynx (amiante, cancérogène avéré), le cancer de l’estomac et du colon (amiante, cancérogène probable), le lymphome malin non hodgkinien (trichloroéthylène, cancérogène probable), le cancer du sein chez la femme (travail de nuit, cancérogène probable).

Si plusieurs facteurs de risque sont concernés, il y a lieu alors de faire valoir un effet multiplicatif. Mais, quand le cancer est reconnu, soit dans le cadre d’un tableau, soit hors tableau, il reste une étape à franchir, celle de l’indemnisation où les caisses ont tendance à tirer les taux d’IPP (Incapacité Permanente Partielle) vers le bas, obligeant à mener une nouvelle bataille.

Ainsi, pour les cancers du rein pour lesquels rien n’est prévu dans le barème des maladies professionnelles, on voit fréquemment des taux d’IPP à 15 % alors que des cancers similaires comme le cancer du poumon ou les leucémies sont indemnisés au minimum à un taux d’IPP de 67 %.

La prévention des cancers professionnels

Si la prévention des cancers liés à des comportements individuels est difficile, la prévention des cancers professionnels est tout à fait réalisable dans la mesure où les facteurs de risque sont identifiés. Parallèlement à la classification du CIRC, il existe un classement européen des cancérogènes, pas forcément superposable, mais qui sert de base à la prévention. On retrouve les 3 catégories principales :

  • 1 A = substances que l’on sait être cancérogènes pour l’homme ;
  • 1 B = substances devant être assimilées à des substances cancérogènes pour l’homme ;
  • 2 = substances préoccupantes pour l’homme en raison d’effets cancérogènes possibles.

Les catégories 1 A et 1 B donnent lieu à un étiquetage spécifique des produits avec la mention de danger H 350.

Reprenant à son compte la réglementation européenne, le Code du Travail consacre le principe de substitution. Il fait obligation à l’employeur de protéger la santé des travailleurs sur le fondement de 9 principes généraux (article L 4121-2 du Code du Travail), parmi lequel figure en 6ème place : « Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ».

Le principe de substitution est réaffirmé dans la réglementation sur le risque chimique, après une étape préalable incontournable : l’évaluation des risques. Des dispositions plus draconiennes existent pour les agents chimiques dangereux CMR : cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction.

Sont considérés comme cancérogènes les agents chimiques classés 1 A et 1 B au niveau européen, ainsi que des substances énumérées dans un arrêté de 1993 : poussières de bois, HAP (Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques), formol …, sachant par ailleurs qu’il existe des dispositions particulières pour l’amiante, le benzène, le chrome et ses composés. Si la réglementation est appliquée correctement, le nombre de cancers professionnels devrait baisser dans les décennies à venir, sachant que la flambée actuelle est probablement liée à l’insouciance des trente glorieuses.

 

Dr. L. PRIVET

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