
1977-1979 : c'était le musée des travailleurs (Partie 1/2) (L'Alsace / Dimanche 14 JUILLET 2024)
Le 7 mars 1979, il y a 45 ans, les ouvriers des filatures de Malmerspach et Gluck rendaient les clefs du musée des frères Schlumpf, après 744 jours d'occupation. Durant deux ans, ce qui deviendra le Musée national de l'automobile de Mulhouse fut le Musée des travailleurs. Cet été, on donne la parole aux acteurs de cette incroyable aventure humaine. Aujourd'hui, René Reinauer, délégué CFDT.

René Reinauer tient à le préciser: il n'est ni un ancien "Schlumpf" - filature de Malmerspach - ni un ancien "Gluck" - filature de Mulhouse. Lui est un ancien de la SACM (Société alsacienne de constructions mécaniques) mais, comme délégué CFDT, il a accompagné les ouvriers qui avaient décidé d'occuper le musée, le 7 mars 1977. Aujourd'hui, "avant que l'affaire Schlumpf ne soit définitivement enterrée, avant que disparaissent toutes les traces", il collecte tous les témoignages, les coupures de presse, les photographies, les films, pour les déposer aux archives départementales et aux archives du musée. "Pour que celui qui cherchera demain à connaître la vérité historique sur cette affaire dispose de toutes les informations."
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René Reinaueur, quand vous arrivez le 7 mars 1977 dans ce qui devait être le futur musée Schlumpf, quelle est l'ambiance ?
L'ambiance n'était pas festive. C'était un choc de découvrir ces voitures rutilantes, alors que l'on se battait pour préserver l'emploi des salariés. On savait que Schlumpf avait une collection de voitures, mais le voir de ses propres yeux ... Je me souviens de l'arrivée des ouvrières par bus de Malmerspach, à pied ou à vélo de Gluck. C'était des cris, des pleurs, des hurlements, Pour elles, c'était presque un traumatisme.
Quand vous rentrez dans le musée, vous pensez être délogé dans les 24 heures. Vous dites tout de suite, "on ne casse rien, on n'abîme rien''...
Ça a été un fil conducteur. Ne rien toucher, jusqu'à ne pas enlever la poussière des voitures. Nous n'étions pas des gardiens de musée. Nous occupions le site pour dénoncer la vente pour le franc symbolique de quatre filatures. On venait se battre pour l'emploi et on a découvert un trésor de guerre. On pensait tenir 48 heures. On est resté deux ans ...
Photo d'Archive du magazine "Le Travailleur" CFDT d'Alsace - 1976
Combien de personnes étaient là ? Comment s'organisait le quotidien du Musée des travailleurs ?
On a ouvert au public dès la deuxième semaine. On a bien senti que les pouvoirs publics ne voulaient plus bouger. Les gens des usines n'avaient plus de travail. Les premiers mois, on avait donc une centaine de personnes pour tenir le musée. Après, des gens ont retrouvé du travail, ça devenait plus compliqué. On était appuyé par des militants syndicaux des autres usines, de la chimie. On était 50 à 60 chaque jour. Il y avait un vrai gardiennage, avec des tournées nocturnes, une organisation, l'intendance, la nourriture, l'électricité à payer ... D'où la mise en place de collectes journalières.
Justement, il paraît que les dons n'étaient pas forcément volontaires
Disons que ... Je partageais l'irritation des occupants qui passaient la nuit au musée quand les visiteurs leur disaient : "Mais vous pourriez au moins nettoyer les voitures ! " C'était insupportable. Je me répète, mais nous n'étions pas des gardiens de musée ! Nous étions là pour parler des conflits. Tous les jours, on se relayait pour accueillir des groupes de 500 personnes et on avait cinq à dix minutes de prise de paroles pour expliquer l'occupation..../.....
Des gens vous reprochaient d'occuper le site ?
Ah oui, il y avait des pro-Schlumpf. Mais globalement, on était bien soutenu. Les visiteurs venaient découvrir la collection mais aussi nous apporter leur soutien.
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L'ambiance était comment entre vous ? Est ce qu'il y a eu une usure, au fil des jours ?
Ah il y a eu des grands moments festifs. Là-bas on a dansé au son des orgues. Au fil des mois, forcément, il y a eu de l'usure. Certains, des autres usines, devaient repartir au travail. Même moi, à la fin, j'étais moins présent... Mais je pense que certaines ouvrières et certains ouvriers ont été là quasiment pendant deux ans. Je n'ai pas souvenir en revanche de grandes tensions entre nous. il y avait des débats mais pas de tensions.
Pourtant, à un moment, il a fallu rendre les clefs du musée. Comment ça s'est passé ?
Notre leitmotiv, c'était qu'il était hors de question que cette collection de voitures quitte Mulhouse. Quand on nous a donné des garanties (avec le classement de la collection, NDLR), on a rendu les clefs à un huissier de justice.
Photo d'Archive du magazine "Le Travailleur" CFDT d'Alsace - 1976
Aujourd'hui, vous regrettez que cette aventure de deux ans ne soit pas évoquée dans le musée actuel...
Oui, j'ai des regrets énormes. Quand on a rendu les clefs, on aurait dû imposer un cahier des charges aux futurs propriétaires les obligeant à intégrer l'histoire sociale de ce musée, de l'affaire Schlumpf.../.... Dans le musée, il y a une vidéo de huit minutes où on voit que l'on brule un tacot rouillé à Thann. J'imagine la réaction des visiteurs ... .../.... je collecte tout ce que je peux trouver sur cette histoire du Musée national de l'automobile -.../... je travaille étroitement avec la nouvelle conservatrice pour que, dans la nouvelle scénographie dont le musée a bien besoin, on puisse relater l'histoire de l'affaire Schlumpf. Et ça peut être un plus pour ce musée !
Quel est votre meilleur souvenir de cette période ?
C'était cette extraordinaire solidarité. Ces militants qui ont passé dans ce musée des nuits, des week-ends, au détriment de leur vie familiale. L'enthousiasme des hommes, des femmes. C'était une aventure humaine exceptionnelle !
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Repères
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les frères Fritz et Hans Schlumpf bâtissent un empire industriel depuis la filature de Malmerspach.
En 1971, après les rachats des filatures Gluck à Mulhouse et à Erstein, ils contrôlent toute l'industrie lainière d'Alsace. En parallèle, Fritz Schlumpf accumule plus de 400 voitures de collection et prévoit d'ouvrir un musée de l'automobile à Mulhouse. Une cinquantaine de techniciens travaillent, en toute discrétion, à la rénovation des voitures dans l'ancienne filature HKC de Mulhouse.
? L'ouverture du musée est prévue en 1973, mais les difficultés financières du groupe Schlumpf font repousser cette échéance.
En 1976, l'empire textile s’effondre : les frères Schlumpf mettent leurs usines en vente pour le franc symbolique et se réfugient à Båle, devant la colère des ouvriers.
Le 7 mars 1977, des ouvriers pénètrent dans la filature HKC de Mulhouse et découvrent la fabuleuse collection Schlumpf.
En 1978, 432 voitures sont classées au titre des monuments historiques pour éviter qu'elles ne quittent le territoire.
? Le 22 mars 1979, fin de l'occupation du Musée des travailleurs, après 744 jours. Les militants de la CFDT remettent les clés du musée à un huissier de justice.
? Le 10 juillet 1982, le Musée national de l'automobile de Mulhouse ouvre ses portes au public.