1977-1979 : c'était le musée des travailleurs (Partie 2) (L'Alsace / Dimanche 21 Juillet 2024)

Daniel Kelai est secrétaire CFDT du CE (comité d'entreprise) de la Filature Gluck quand éclate "L'affaire Schlumpf". C'est chez lui, à Brunstatt, qu'un  "Commando", décide — le 6 mars 1977 au soir de pénétrer dans les locaux de la filature HKC le lendemain. Il ne savait pas qu'il y resterait avec ses collègues deux années. .../...

Avant de parler du Musée des travailleurs, revenons en arrière. La filature Gluck à Mulhouse est rachetée en 1976 par les frères Schlumpf. Que représente alors cette entreprise à Mulhouse ?

On était 500 salariés, et comme à Malmerspach, on faisait de la laine. .../... Avec les Schlumpf, c'est très vite devenu compliqué. Dès 1976, il y a eu  trois semaines de grève chez Gluck. On a négocié avec les Schlumpf à l'aéroport, de Bâle mais côté suisse. Ça n'a rien donné. On alertait les élus en
leur disant : "Attention, on court à la catastrophe". On voyait péricliter l'entreprise. .../...

Tous les politiques, les représentants de l'État chargés du conflit… ils avaient tous les yeux sur le musée et les voitures ! Nous, on voulait des solutions pour l'emploi. Gluck, Erstein, Malmerspach, c'était quand même 1 300 emplois !

Vous dites que tout le monde avait les yeux sur cette collection, mais vous, vous en connaissiez quoi??

Par deux fois, on a été dans la cour du musée avant 1977. Deux fois, on a été dégagés par les CRS. Ça avait fait du foin, Donc on savait qu'il y avait des voitures de collection.

Qui prend finalement la décision de rentrer dans le musée ?

Pierre Schoepfer [NDLR : élu CFDT à Malllmerspach] a toujours dit qu'il fallait entrer dans le musée. Mais la décision a été prise chez moi, à Brunstatt, avec Jean Kaspar, Pierre Schoepfer, Jurg Peter Lienhart le photographe suisse [NDLR: correspondant sur la région de Bâle pour les DNA].

Quand on décide de rentrer, c'était assez folklorique, j'avais emporté des cisailles. On était 13 et on est passé par l'entrée, près du pont de Bourtzwiller. On n'était pas rassuré... On ne savait pas s'il y avait des chiens, si les gardiens étaient armés. À la guérite, on s'est retrouvé face à un pauvre gardien un peu paniqué. On l'a calmé. Et un copain, Gaby Koepf, électricien chez Gluck, a trouvé les clefs du grand tableau électrique. On a prévenu tout le monde, les Gluck sont venus tout de suite. Malmerspach, ils sont arrivés après, en bus. Le sentiment qui prédominait, c'était de la colère quand on voyait cette richesse par rapport à notre situation.

Photo d'Archive du magazine "Le Travailleur" CFDT d'Alsace - 1976

Donc, vous arrivez, selon le mot de Jean Kaspar " pour 48 heures " et vous y restez deux ans. Comment vous vous organisez??

Bon, on est une organisation syndicale. Donc, on sait s'organiser... Pour l'occupation, beaucoup de militants sont venus donner un coup de main, y
compris d'autres secteurs industriels. .../.... C'était une action collective, il faut le répéter. .../....  il y a eu la décision d'ouvrir au public. On risquait d'être expulsés mais un juge décide finalement de ne pas nous expulser car il considère qu'il y a "un risque de grabuge ". C'était une décision très maligne pour conserver les voitures à Mulhouse ...

Après l'enthousiasme des premiers jours, on imagine qu'il y a eu de l'usure ?

Oui, elle est venue quand Gluck a été repris par Cernay SA. Il fallait travailler. Et puis on prenait des risques en ouvrant au public. On profitait d'une vague de sympathie, même s'il y avait des pro-Schlumpf. .../... les gens visitaient et en sortant, il y avait la cagnotte.

Où il fallait donner !

On décidait ou pas de donner. .../...  Cet argent servait à payer le chauffage, l'électricité, mais aussi les avocats, des déplacements pour certains [NDLR: les ouvriers des tissages Deffrenne dans le Nord étaient également venus garder le musée], les tracts... Ça a servi à l'action syndicale. Je le sais, car c'est moi qui ai fait la liquidation de ce fonds. À la fin, il restait 100 000 francs. Il y a eu une répartition entre les structures de la CFDT engagées dans ce conflit.

Quels sont les grands moments qui vous restent en mémoire ?

C'est quand on a découvert toutes les factures qui prouvaient les détournements de fonds. Et quand on a organisé cette grande manifestation des conflits longs avec Lip... On avait beaucoup d'échanges. N'oublions pas que ces conflits, Lip, nous... ont permis de faire évoluer le droit des comités d'entreprise. Et puis la lutte, ce sont aussi des moments de fiesta. Au musée, on faisait un peu la fête...

Photo d'Archive du magazine "Le Travailleur" CFDT d'Alsace - 1976 

Et les moments de découragements, de désaccords ?

Pas tellement, car on avait une position très claire : une solution pour nos emplois et ce musée doit revenir à la collectivité. En 1979, on rend les clefs car les voitures sont classées. Il y avait une solution pour Gluck avec Cernay SA, Erstein est aussi repris et il y a eu des mesures d'accompagnement, avec des formations, pour le personnel restant...

Et les élus de Mulhouse ?

Eux, ils ne pensaient qu'au musée. Ils savaient que les Schlumpf ne pouvaient plus revenir en Alsace. Cette position nous mettait en colère. Ce qui était important, c'était notre boulot?! On a juste dit que cette collection devait revenir à la collectivité et être gérée en bon père de famille. Donc, quand le député Bruno Fuchs dit " on va vendre des voitures ", c'est qu'il ne connaît pas l'histoire...

Pourquoi ce conflit est un peu tombé dans l'oubli ?

Bon, il y a eu un film à l'INA. Peut-être que la victoire de la gauche en 1981 a estompé ce conflit. Aujourd'hui, il faut que ce musée parle de son histoire, toute l'histoire, rien que l'histoire... .../...

Vous retournez au musée ?

Oh non, je n'y suis pas retourné souvent. Dernièrement, c'est mon petit-fils qui a accompagné des amis qui voulaient le visiter. Moi, j'ai vu ces voitures
pendant deux ans, ma fille a dormi dans une Bugatti Royale.

Cette occupation a changé votre vie ?

Après je suis devenu permanent CFDT. Mais pendant 14 ans, je n'ai quasiment que géré des licenciements et des fermetures d'usines dans l'industrie textile. .../....

Repères

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les frères Fritz et Hans Schlumpf bâtissent un empire industriel depuis la filature de Malmerspach.

En 1971, après les rachats des filatures Gluck à Mulhouse et à Erstein, ils contrôlent toute l'industrie lainière d'Alsace. En parallèle, Fritz Schlumpf accumule plus de 400 voitures de collection et prévoit d'ouvrir un musée de l'automobile à Mulhouse. Une cinquantaine de techniciens travaillent, en toute discrétion, à la rénovation des voitures dans l'ancienne filature HKC de Mulhouse.

? L'ouverture du musée est prévue en 1973, mais les difficultés financières du groupe Schlumpf font repousser cette échéance.

En 1976, l'empire textile s’effondre : les frères Schlumpf mettent leurs usines en vente pour le franc symbolique et se réfugient à Båle, devant la colère des ouvriers.

Le 7 mars 1977, des ouvriers pénètrent dans la filature HKC de Mulhouse et découvrent la fabuleuse collection Schlumpf.

En 1978, 432 voitures sont classées au titre des monuments historiques pour éviter qu'elles ne quittent le territoire.

? Le 22 mars 1979, fin de l'occupation du Musée des travailleurs, après 744 jours. Les militants de la CFDT remettent les clés du musée à un huissier de justice.

? Le 10 juillet 1982, le Musée national de l'automobile de Mulhouse ouvre ses portes au public.